MAKING GAMES
Entretien avec Stephen Mulrooney, Vice-Président Exécutif Digital et CTO, Behaviour Interactif
Le magazine allemand Making Games a récemment fait le survol des opérations live chez Behaviour Interactif, et nous republions ces chroniques ici avec permission. Le premier article de la série est un question-réponse avec notre Vice-Président Exécutif Digital et CTO, Stephen Mulrooney, qui est responsable du développement des jeux originaux créés chez Behaviour.
C’est à l’âge de huit ans, alors qu’il passe son été à jouer sur la Magnavox Odyssey 2 de son voisin, que Stephen Mulrooney entame le parcours qui l’amènera à diriger la création de jeux originaux de Behaviour Interactif. Il ne tarde pas à avoir la piqûre du développement de logiciel, alors qu’il copie dans son Commodore 64 des lignes de code de programmation publiés dans des revues informatiques. À titre de vice-président exécutif de la division Digital de Behaviour, Stephen supervise la création du titre à succès du studio, Dead by Daylight, un jeu d’horreur multijoueur asymétrique, et est responsable de son développement continu. Stephen occupe également le poste de CTO de Behaviour, fonction qu’il assume depuis 2013.
Parlez-nous brièvement de votre carrière dans l’industrie du jeu vidéo.
Stephen: J’ai commencé comme programmeur pour Ubisoft Montréal en 1997. J’y suis resté environ trois ans, pendant lesquels j’ai travaillé sur quelques jeux. J’assumais surtout des rôles technologiques et je faisais partie de l’équipe qui s’occupait des moteurs de jeux. Vers l’année 2000, j’ai quitté l’organisation pour me joindre à Behaviour, où j’étais programmeur dans l’équipe des moteurs de jeu. J’ai passé environ dix ans au sein du groupe de technologie centrale de Behaviour. J’ai ensuite rejoint la production pour y assumer un rôle de consultation et de direction, puis j’ai été nommé vice-président des technologies en 2013. En plus d’occuper ce poste, je suis la personne responsable de nos jeux originaux. À l’heure actuelle, il s’agit principalement de Dead by Daylight, mais d’autres projets viendront. Nous pourrons bientôt en parler.
Quelle est la taille de l’équipe de développement de Dead by Daylight?
Stephen: L’équipe de développement de Dead by Daylight compte 257 personnes. On y retrouve l’équipe centrale de Dead by Daylight, l’équipe qui travaille sur la version mobile du jeu, l’équipe de données et l’équipe backend.
Y a-t-il aussi des postes de travail complets à distance? Ou faut-il absolument vivre à Montréal pour pouvoir travailler avec vous?
Stephen: Certains de nos employés travaillent à distance. Évidemment, la pandémie a fait en sorte que nous avons dû nous adapter et que nous sommes devenus bien meilleurs pour travailler ensemble depuis notre domicile. La plus grande contrainte n’est plus la distance, mais le temps. Ceux qui sont loin trouvent très difficile de devoir réorganiser leur horaire en fonction du fuseau horaire de l’Est pour travailler en même temps que nous tous. Ils doivent parfois se lever très tôt ou travailler jusqu’en soirée s’ils sont en Europe, par exemple. C’est un peu plus éprouvant, selon moi, mais certains le font.
Sur le plan technologique, à quel point est-il exigeant de développer un jeu asymétrique qui combine la vue à la première personne et la vue à la troisième personne?
Stephen: C’est exigeant en ce sens où nous créons essentiellement deux modes de jeu complètement différents. Par conséquent, nous devons doubler les efforts que nous mettons dans les personnages, les contrôles et les caméras du jeu. Il faut tout faire deux fois. C’est quelque chose qui s’infiltre dans presque tous les aspects du jeu. Dead by Daylight est en fait deux jeux distincts. C’est à la fois un jeu de tueurs et un jeu de survivants, et chaque côté génère du contenu pour l’autre. C’est en quelque sorte le pilier ou le fondement de tout ce travail, et c’est ce qui fait que nous ne pouvons pas lésiner d’un côté ou de l’autre. Les deux expériences doivent être très fluides et plaisantes. Nous devons donc véritablement effectuer le travail en double. C’est probablement le plus gros défi technique de cet aspect du jeu.
Il y a également des défis techniques en ce qui concerne le jumelage. Nous avons pris la décision de ne jamais forcer un joueur à assumer un certain rôle. Dans bon nombre de jeux asymétriques, des joueurs sont jumelés pour former un groupe et l’un d’entre eux est affecté à un rôle particulier. Dans le cas de Dead by Daylight, cela reviendrait à regrouper cinq personnes et à attribuer le titre de tueur à l’une d’elles. Si cette personne voulait être le tueur, c’est super. Mais si ce n’était pas le cas, c’est décevant. Et si quelqu’un d’autre souhaitait jouer le rôle du tueur, mais ne l’a pas eu, c’est aussi décevant. Dead by Daylight a adopté une approche différente, car nous voulions nous assurer que le choix des joueurs était toujours une priorité. Si vous voulez être un tueur, soyez-le. Même chose si vous préférez être un survivant. Je crois qu’il est important de respecter le choix du joueur.
Quels problèmes avez-vous rencontrés de façon générale? Comment les avez-vous réglés?
Stephen: Nous avons rapidement été préoccupés par le jumelage, comme je viens de le mentionner. Ce type de jumelage fonctionne uniquement si un certain nombre de joueurs est atteint. Nous devions donc veiller à avoir suffisamment de joueurs, ce qui ne s’est pas avéré être un problème en fin de compte. Nous avons été chanceux de toujours avoir beaucoup de joueurs en ligne et engagés dans le jeu. Nous en sommes très reconnaissants. Bien entendu, nous avons connu d’autres difficultés en cours de route. Nous avons dû trouver des moyens pour que les joueurs restent engagés et pour que le public continue de s’intéresser à ce que nous faisions. Nous changeons les combinaisons gagnantes du jeu aussi souvent qu’il est possible de le faire. Nous aimons dire qu’avec chaque nouveau tueur, nous tentons de briser le jeu – dans le bon sens du terme. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait avec brio à plusieurs reprises déjà.
Je crois que nous voulions nous assurer que nous avions une espèce de boucle continue, où tous pouvaient continuer de s’améliorer et d’apprécier le jeu en tentant d’atteindre des objectifs. La Toile a été un élément important de cette vision. Les joueurs pouvaient continuer de développer leur personnage, de devenir meilleurs et d’acquérir de nouveaux items à utiliser. Plus récemment, nous avons ajouté les Archives, où les joueurs peuvent tenter de progresser. Selon moi, trouver des manières intéressantes de s’assurer que les joueurs demeurent engagés et divertis a toujours été un défi, et nous faisons de notre mieux pour y arriver.
Quel moteur utilisez-vous et pourquoi convient-il parfaitement à Dead by Daylight?
Stephen: Nous utilisons Unreal Engine 4 (UE4), qui convient à Dead by Daylight pour plusieurs raisons. Lorsque nous avons lancé Dead by Daylight, nous avons choisi d’utiliser un serveur partagé plutôt que des serveurs dédiés, c’est-à-dire que le tueur allait héberger la partie pour l’ensemble des survivants. Unreal Engine a un code de serveur partagé très robuste. Il nous a été très facile de configurer et de déployer le tout, et tout fonctionnait très bien. Lorsque nous avons lancé le jeu, nous voulions nous assurer qu’il ne disparaîtrait jamais. C’est pourquoi nous avons d’abord opté pour une technologie simple. UE4 avait de très bons antécédents en matière de serveurs partagés. Bien entendu, avec le temps, nous sommes passés aux serveurs dédiés et avons bâti notre propre système de jumelage pour remplacer celui de Steam. Nous avons donc évolué et investi progressivement dans le jeu. Au moment du lancement, cependant, UE4 était véritablement le bon choix. Il offre d’excellents graphiques et nous avons eu beaucoup de plaisir sur le plan artistique, car nous avons pu créer une grande quantité de contenu incroyable. C’était donc une autre raison qui faisait d’UE4 le moteur idéal.
En août, vous avez lancé la fonctionnalité de partie interplatforme dans Dead by Daylight. Sa mise en œuvre a-t-elle été complexe? Quels ont été les défis?
Stephen: En toute franchise, la plupart des obstacles techniques sont résolus au moyen des serveurs dédiés. Le réseau et l’unité centrale des serveurs dédiés offrent une performance constante, tandis que les serveurs partagés se retrouvent parfois sur des réseaux Wi-Fi de mauvaise qualité ou sur des appareils dotés d’une unité centrale bas de gamme. Le plus important défi technique consiste à s’assurer que les services backend s’adaptent à la charge accrue qu’un seul groupe de joueurs apporte. Le jumelage peut être une difficulté, en particulier dans un jeu asymétrique comme Dead by Daylight. Nous réalisons donc une tonne de tests pour nous assurer que tout est extensible. Sur le plan logistique, le principal défi est de gérer le lancement simultané de toutes ces plateformes. Nous apprenons encore comment nous assurer que tout soit stabilisé, examiné par l’Assurance qualité, approuvé et lancé sur huit plateformes distinctes. Nous devions également satisfaire à toutes les exigences de la plateforme, par exemple identifier les joueurs qui ne proviennent pas du réseau, mais cette partie était assez facile.
Vous venez tout juste de lancer la collection Oktoberfest. Êtes-vous déjà allé à l’Oktoberfest?
Stephen: Malheureusement, non. Je suis allé en Allemagne une fois et j’ai adoré mon voyage. C’était magnifique. C’était il y a quelques années à l’occasion du Gamescom, une expérience incroyable. Il y avait énormément de gens là-bas – je crois que c’est le plus gros salon que j’ai visité. Donc oui, j’ai beaucoup aimé l’Allemagne, pour le peu que j’en ai vu, mais je n’ai malheureusement jamais vécu l’Oktoberfest.
Vous avez récemment lancé Dead by Daylight sur Google Stadia et avez ajouté deux fonctionnalités exclusives, Crowd Play et Crowd Choice. Pouvez-vous nous en parler?
Stephen: Crowd Choice permet à la communauté de voter et d’influencer la partie de leur Youtubeur préféré. Ce sont les fans qui décident si l’influenceur jouera un tueur ou un survivant et qui choisissent ensuite le personnage.
Crowd Play sur Stadia permettra aux Youtubeurs d’inviter leur communauté à se joindre au jeu en cliquant sur un bouton. Cette fonctionnalité n’est pas encore disponible, mais elle devrait l’être très bientôt.
Vous travaillez actuellement sur des versions pour la PS5 et la Xbox Series X. Quels seront les efforts déployés pour porter votre jeu sur les consoles de prochaine génération? Pouvez-vous donner quelques conseils à nos lecteurs qui font face à une tâche semblable?
Stephen: Porter le jeu vers une génération ultérieure a été relativement facile. Ce l’est toujours. Il est plus difficile de passer d’une génération récente à une génération plus ancienne, car les défis peuvent être nombreux. Au contraire, passer d’une génération à la suivante, par exemple de la huitième à la neuvième, est assez simple. Les consoles sont de plus en plus semblables à des PC. Le matériel informatique se ressemble, même si les interfaces de programmation (API) sont un peu différentes.
Pour ce qui est des conseils, je crois qu’il est surtout important de faire fonctionner le jeu sur la console le plus rapidement possible. Si votre jeu est terminé et que tout ce qu’il vous reste à faire est de le porter ailleurs, c’est une chose. Mais si vous travaillez sur la manière de le porter tout en développant le jeu, je vous conseille de vérifier le plut tôt possible qu’il fonctionne sur la console, qu’il s’agisse de Series X ou de PS5. Commencez également l’assurance qualité dès que vous le pouvez afin d’éviter les mauvaises surprises plus tard. Il est préférable de vous en occuper en début de processus, car il y aura toujours quelque chose à régler, que ce soit des problèmes de stabilité, des plantages ou des erreurs pseudo-aléatoires. Plus vous aurez de temps pour le faire, mieux ce sera.
Que pensez-vous des nouvelles consoles d’un point de vue technique?
Stephen: Elles sont super. C’est très emballant. J’ai très hâte de voir ce qu’on pourra en faire. Ce que je veux dire, c’est que depuis quelques générations, ce sont les consoles qui définissent le seuil technique minimal pour le secteur. Chaque fois qu’une nouvelle version de console est mise en vente, le secteur au complet progresse pour être à la pointe de la technologie. Les jeux sur PC deviennent aussi meilleurs. Je suis donc impatient de voir ce qui se passera cette fois. Comme les disques SSD sont maintenant très rapides, qui sait quelles innovations en seront tirées? Maintenant que nous avons délaissé les supports magnétiques et que les développeurs présumeront que chaque machine dispose d’un SSD, ce sera intéressant de voir quels types de jeux de qualité seront créés.
Comparativement aux Allemands qui ont dû se battre pendant des années pour un développement de jeux financé par l’État, le Canada est un paradis aux yeux des développeurs de jeux. Avez-vous aussi cette impression?
Stephen: Au Canada, et particulièrement au Québec, nous sommes incroyablement chanceux d’avoir un gouvernement qui nous appuie. Nous avons reçu du soutien et Montréal est une histoire de réussite dans le secteur du jeu vidéo. Il y a 23 ans, Montréal occupait une place relativement petite dans l’industrie. Grâce au soutien financier du gouvernement, elle est maintenant un chef de file et l’une des plus importantes villes au monde au chapitre du développement de jeux. Il s’agit selon moi d’un modèle à suivre pour tout gouvernement qui cherche à favoriser et créer une plaque tournante sectorielle comme Montréal où des milliers de personnes gagnent leur vie en suivant leur passion.
Dans quelle mesure la crise sanitaire vous touche-t-elle?
Stephen: Elle me touche de deux manières. D’abord, de toute évidence, elle a une incidence sur notre façon de travailler. Nous avons été forcés à apprendre de nouvelles méthodes de travail. Selon mes observations, les chefs d’équipe et les gestionnaires de première ligne ont écopé du plus gros de l’adaptation à la crise du coronavirus. Ils ont trouvé cela très difficile. J’apprécie vraiment tout le travail qu’ils font et je suis conscient des défis de communication qu’ils ont dû relever. Rester en contact avec l’équipe et s’assurer que tout le monde avance dans la même direction n’a rien de facile et je les admire réellement. Bien entendu, tous les autres doivent aussi s’adapter, mais je crois que les dirigeants de première ligne ont subi une pression particulièrement grande.
La crise me touche aussi personnellement. Un grand nombre de mes amis et des membres de ma famille vivent une période éprouvante et ont de la difficulté à s’adapter. Ce sont des êtres sociaux qui s’ennuient de leurs amis et de leurs rencontres. Ils ressentent donc beaucoup de stress et d’anxiété. De mon côté, je suis quelqu’un d’extrêmement introverti, de sorte que je ne me sens pas particulièrement affecté, sauf quand je parle à mes amis et qu’ils me disent à quel point c’est difficile pour eux. Et ça, c’est vraiment, vraiment difficile à entendre. D’une certaine manière, je suis plutôt chanceux de ne pas être très social, mais d’une autre, plusieurs personnes importantes pour moi le sont et je suis anxieux au sujet de leur santé mentale.
Que souhaitez-vous dire aux autres développeurs?
Stephen: Je suis un grand fan de jeux vidéo. Avant de commencer à travailler dans le secteur, il y a environ 23 ans, j’étais déjà un grand fan de jeux vidéo. Je prends toujours plaisir à découvrir le prochain concept incroyable venu d’un développeur indépendant un peu excentrique. Tout ce que je souhaite, c’est que les gens continuent de créer des jeux remarquables, de me surprendre et de surprendre le monde entier. J’ai hâte de voir ce que le secteur nous réserve pour la suite.
Stephen Mulrooney
Vice-président exécutif Digital et CTO